George Sand à Gargilesse

Une heureuse parenthèse dans sa vie

(Brigitte Ahlers)



Blottie au cœur du village de Gargilesse, la villa Algira semble avoir voulu se protéger du regard des curieux. Sans doute cette petite chaumière berrichonne reflète-t-elle le désir qu’avait eu George Sand, passé la cinquantaine, de se soustraire à la vie trop souvent mouvementée de Nohant.

Lasse des mondanités, George cherche à fuir la belle demeure de l’Indre, qui ne désemplit pas. Une foule d’amis, mais aussi d’importuns, s’y presse et la romancière ne parvient plus à travailler dans ce tourbillon incessant. Lui vient alors l’idée de retourner dans un village, véritable havre de paix qui l’avait charmée, une quinzaine d’années auparavant.

Gargilesse les avait accueillis, elle et Frédéric Chopin, en septembre 1843. Parcourir la cinquantaine de kilomètres séparant Nohant de ce lieu représentait alors une véritable expédition, mais le couple était revenu enchanté de son périple.

Etonnant, fantastique… George Sand ne tarit pas d’éloges sur le village qui doit son nom à la rivière le traversant, « un bijou de torrent jeté dans des roches et dans des ravines ». Elle livre ses impressions dans une lettre à son amie Carlotta Marliani, la femme du consul d’Espagne à Paris : « J’arrive d’un petit voyage au bord de la Creuse, à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques, et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu’il n’y a ni chemins ni auberges. Chopin a grimpé partout sur un âne, il a couché sur la paille et ne s’est jamais aussi bien porté que pendant ces hasards et ces fatigues. »

C’est ainsi que dans les derniers jours de juin 1857, George reprend la route de Gargilesse. Un graveur, Alexandre Manceau, partage alors sa vie. Ils se sont rencontrés au lendemain de la mort de Chopin, survenue le 17 octobre 1849, deux ans après la rupture du compositeur et de la romancière. Alexandre est un ami du fils de George, Maurice, qu’il a connu chez le peintre Eugène Delacroix à Paris. Il a 33 ans, elle en a 46. De tous les compagnons de George, il est sans doute celui qui l’a le plus aimée. « Je suis tranquille, je suis heureuse, je supporte même son absence, moi qui n’ai jamais supporté cela », écrit-elle à son éditeur et confident, Jules Hetzel.

Invité à Nohant pour une quinzaine de jours, Alexandre va demeurer quinze ans auprès d’elle. Ce sera la plus longue liaison de la romancière.

Certes, Manceau ne possède pas la notoriété d’un Chopin ou d’un Musset. Pourtant, George le loue pour son grand esprit artistique. Il exerce un « beau métier d’artisan », affirme-t-elle. Et puis, ne s’est-il pas investi à part entière dans les spectacles de marionnettes, en pleine époque du théâtre à Nohant ? Aussi, quand elle se pique d’intérêt pour l’entomologie, Alexandre, une nouvelle fois emporté par l’enthousiasme de sa compagne, se laisse-t-il aussitôt gagner par le virus. Leur intérêt commun pour les papillons sert de prétexte à ce voyage vers Gargilesse et c’est le début d’un véritable engouement pour le petit bourg de la vallée de la Creuse.

« Nous nous sommes laissés séduire par Gargilesse qui, dans cette saison, est un paradis terrestre », confie-t-elle à Maurice dans une lettre du 27 juin. Un paradis qui jouit d’une température exceptionnelle. Durant les sept étés où George et Alexandre vont séjourner là-bas, avant que la phtisie n’emporte le graveur, il y fera des chaleurs caniculaires. « Chaleur tropicale, chaleur du Sahara, chaleur à cuire un œuf », George n’est pas avare de qualificatifs... Nous allons dans « notre Afrique de Gargilesse », a-t-elle coutume de dire lorsqu’ils désertent Nohant.

Dans cette atmosphère tropicale, Manceau, que George a surnommé Amyntas, capture deux papillons : l’un d’Afrique et l’autre du midi de la France, Algira et Gordius, ce qui ne laisse pas de les étonner. Depuizet, alias Chrysalidor, un naturaliste ami les accompagnant, crie au miracle ! Car Algira, « à la robe noire et rayée de gris blanchâtre », lépidoptère d’Alger, se trouve communément en Italie et dans le sud de la France. Comment donc expliquer sa présence en plein centre du pays, sur les bords de la Creuse, aux confins du Berry et du Limousin ? Les papillons, au contraire des oiseaux, ne migrent pas. Algira, tout comme Gordius, seraient donc originaires de ce bout de terre entourant Gargilesse, de ce tout petit espace où règne un microclimat, favorable donc à leur existence et leur reproduction.

Tout émerveillés qu’ils sont de ces découvertes, ils explorent les environs, s’intéressant à la faune, à la flore, à la minéralogie, pique-niquant somptueusement sur les bords de la Creuse et se baignant dans ses eaux. Un vieil homme, que George avait connu lors de son premier voyage, se charge de l’intendance. Il se nomme Moreau, il leur est tout dévoué, n’hésitant pas à charger sa mule de tout l’attirail du parfait entomologiste, de cannes à pêche, d’huile et d’une poêle à frire, afin qu’ils puissent se régaler de belles fritures. C’est « le pêcheur de truites, le loueur d’ânes et de chevaux, le messager, le guide, le factotum actif et intelligent des voyageurs en Creuse », comme se plaît à le définir George. Et il a cette affabilité propre aux gens du lieu. « L’air avenant, l’obligeance hospitalière, la confiance soudaine, je ne sais quelle familiarité sympathique, voilà d’emblée, et de la part de toutes gens, un bon accueil assuré », raconte-t-elle à leur sujet.

Aussi, à peine arrivés à Gargilesse et grâce à la bienveillance des villageois, du père Moreau notamment, trouvent-ils à se loger. « Deux petites chambres blanchies à la chaux, plafonnées de bois brut, meublées de lits de merisier et de grosses chaises tressées de paille » font l’affaire. L’humble chaumière est à vendre, fait rare dans le village. Manceau, tombé sous le charme, s’en rend acquéreur. Il la baptise Algira, du nom de son papillon, et l’offre à sa compagne. Un simple cadeau d’amoureux…

« Ici je viens me ressourcer », dit la femme d’âge mûr, heureuse enfin de pouvoir parfois quitter Nohant et ses invités, Nohant et ses dix domestiques à gérer. A Gargilesse, il n’y a pas de domestiques et les invités sont rares. Et puis, elle vient ici protéger son intimité avec Manceau. Maurice, que sa mère délaisse quelque peu, jalouse Alexandre et Gargilesse devient l’échappatoire du couple.

Grâce à ce nouvel environnement, la plume de la romancière court de nouveau à folle allure sur le papier. Dans sa chambre, agencée par Manceau comme une cabine de bateau, « petite mais bien assez grande pour dormir, écrire et se laver », elle achève Elle et Lui, qui relate sa passion amoureuse avec Alfred de Musset. Un ouvrage écrit entre le 4 et le 29 mai 1858. « Six cents vingt pages en vingt-cinq jours, c’est un joli coup de collier. Je n’ai jamais travaillé avec autant de plaisir qu’à Gargilesse. J’ai fait ici deux cents pages, malgré les longues promenades », se réjouit-elle. Jamais cette enthousiasme ne se démentira : entre 1857 et 1862, elle rédigera la presque totalité de treize romans, deux volumes d’essais et trois pièces de théâtre.

George avait trouvé là son refuge. Et, sans quitter son pays ni même sa région, elle avait connu un dépaysement salutaire. Les gens, les mœurs, tout lui semblait différent dans ce coin retiré de France, à deux pas toutefois de Nohant. « Nous sommes en plein Berry, et pourtant ce sont d’autres types, d’autres manières, d’autres costumes que ceux des bords de l’Indre », s’étonnait-elle.

Bien sûr, Alexandre fut à l’origine de son bonheur retrouvé. Mais le charme des lieux et l’hospitalité des habitants n’y étaient pas non plus étrangers. Ni d’ailleurs la douceur du climat. « Nous avons remarqué qu’à Gargilesse on était, cette année, en avance de quinze jours, pour la fauchaille de la moisson, sur des localités situées à très peu de distance. Quinze jours, c’est énorme : c’est la différence de Florence à Paris », écrit-elle dans sa correspondance. Et George de s’interroger : pourquoi ne pas établir ici des maisons de santé ? « Ce serait une source de bien-être pour ces petites populations, en même temps qu’une immense économie pour les familles médiocrement aisées qui demandent, pour un de leurs membres languissant et menacé, un refuge contre nos rigoureux hivers. »

George Sand avait su se faire accepter en terre étrangère. Elle y était respectée et heureuse. Aussi, incorrigible idéaliste, osait-elle espérer qu’il en serait de même pour d’autres, bien moins lotis qu’elle.

Généreuse George… qui n’avait certes pas usurpé son surnom de « bonne dame de Nohant ».




 



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